Attention et politique

3ème table ronde : quelles politiques pour une planète menacée par le numérique ?

Juliette Rohde, fondatrice de Saisir, a introduit cette troisième table ronde qui réunissait cinq représentants politiques, tous de sensibilités politiques différentes.

Pour rebondir sur les propositions du Collectif Attention présentées juste avant, Juliette Rohde interroge les candidats : parmi ces 9 propositions, laquelle vous parle le plus ? Comment avez-vous été amené à la porter au fil de votre vie politique ? Comment le candidat que vous soutenez aux présidentielles envisage-t-il d’agir sur cette question en cas de victoire ? Pour la majorité, est-ce qu’un bilan de la dernière mandature peut être dressé sur cette question ? 

Maxime des Gayets – Pour un droit à la protection de l’attention 

Maxime des Gayets entame le débat en remerciant le Collectif Attention et en rappelant l’importance de mettre en avant ces questions qui ne sont pas toujours au cœur des échanges politiques, ou du moins pas sous les angles abordés lors de la journée. Il choisit ensuite de se positionner sur la dernière proposition, celle concernant le droit à la protection de l’attention. Ce choix se base sur le constat suivant : on pose de nouveau et trop souvent la question de la responsabilité aux usagers qui sont invités à se protéger eux-mêmes. Or la question nécessite d’avoir un rapport plus critique aux acteurs du numérique, et aux mécaniques mises en œuvre. Comment demander aux citoyens de se protéger des écrans, quand dans le même temps les acteurs de ces plateformes, dans leur système même, mettent en place des éléments de dépendance ? Pour Maxime des Gayets, le sujet majeur est donc la capacité de remettre en cause cette extension du domaine de marché, ce capitalisme mental, en essayant non seulement de s’en protéger par nous-mêmes, mais surtout en attaquant ce qui fait la dynamique de la révolution numérique. La protection de l’attention est une problématique émergente et on peut se demander comment elle pourra se traduire concrètement, à l’heure où la fascination pour le numérique et ses atouts entraîne un débat qui n’est pas si simple. En effet, c’est au nom de ces avantages qu’on est prêt aujourd’hui à revoir beaucoup de choses et qu’on accepte la marchandisation supplémentaire de notre société. Comme Marcuse parlait du caractère rationnel dans l’irrationalité de l’homme unidimensionnel créé par la société industrielle, on a aujourd’hui franchi une étape supplémentaire avec les ravages du numérique.

Bénédicte Pételle – Pour une véritable politique publique de prévention des risques liés à la surexposition aux écrans

Bénédicte Pételle se positionne quant à elle sur la première proposition en raison de sa sensibilité particulière à la cause des enfants. Elle rappelle qu’elle a participé à la construction de la proposition de loi pour une politique de prévention à la surexposition des enfants aux écrans portée par Caroline Janvier. Ce projet de loi prévoit l’établissement d’une plateforme numérique d’information à destination des parents, la mise en place d’une formation des professionnels de santé et du secteur médico-social et ceux du secteur de la petite enfance, l’insertion de recommandations touchant à la bonne utilisation des écrans pour le jeune public dans le carnet de grossesse, ainsi que le déploiement d’une politique de prévention aux risques liés aux écrans. Le gouvernement s’est également emparé du sujet au travers de plusieurs lois et mesures :

– La loi 2018 a interdit le portable dans les écoles et collèges pendant toutes les activités liées à l’enseignement, à l’intérieur ou à l’extérieur. 

– La proposition de loi Laetitia Avia obligeait le retrait de contenu manifestement haineux en ligne, mais a été déclarée non-conforme par décision du Conseil Constitutionnel. 

– La proposition de loi d’Erwan Balanant visait à combattre le harcèlement scolaire et proposait le droit à une scolarité sans harcèlement et une prise en charge des victimes de harcèlement scolaire et universitaire. 

– La loi Studer visant à encourager l’usage du contrôle parental en proposant la pré-installation obligatoire d’un dispositif de contrôle parental sur les appareils connectés.

– Le gouvernement a mis en place certaines mesures, comme le plan pour un usage raisonné des écrans pour les enfants et les jeunes en février 2022, la plateforme « je protège mon enfant », la plateforme des milles jours, ou encore la Journée contre le harcèlement et le cyber-harcèlement et le programme pHARe sur ces questions. 

La proposition de loi de Caroline Janvier est aujourd’hui en sommeil, le calendrier législatif ayant été interrompu. Elle sera portée à la prochaine mandature.

Emmanuel Maurel – Pour un espace public préservé des écrans publicitaires animés

Emmanuel Maurel se penche quant à lui sur la proposition visant à promouvoir la préservation de l’espace public des écrans publicitaires. Emmanuel Maurel siège dans la Commission Commerce International et en est venu à travailler sur le numérique par le biais du e-commerce, qui était très peu régulé au moment de son explosion. Il a d’abord travaillé sur la protection de l’économie européenne et française dans la lutte contre la contrefaçon, celle-ci ayant explosé avec l’apparition des grandes plateformes numériques. En tant qu’homme de gauche, il travaille surtout à contenir la progression de la société de marché, et considère qu’il faut combattre tout ce qui contribue à l’aliénation. Or aujourd’hui, le smartphone est ce qui contribue massivement à l’aliénation sous toutes ses formes : objet iconique de la civilisation moderne qui à la fois révèle et façonne une idéologie. En adéquation avec la pensée marxiste, Emmanuel Maurel estime en effet que la marchandise n’a pas seulement une utilité sociale, mais est porteuse d’une idéologie. Lors de son deuxième mandat, il s’est orienté dans la commission des affaires juridiques et dans la commission spéciale sur l’IA en travaillant sur les questions de régulation du « Far West numérique ». 

En ce moment, une grosse bataille a lieu avec le DSA et le DMA, qui ont vocation à réguler un domaine où il n’y avait ni règle ni loi, et où les interlocuteurs ne reconnaissent ni les frontières, ni les États, ni les normes. En effet, les GAFAM constituent selon lui une contestation du rôle des États, du rôle de la politique et donc du rôle des citoyens dans la régulation des contenus. Nous faisons face aujourd’hui à une situation sidérante et inédite dans laquelle des oligopoles privés américains décident de ce qui est juste ou non, de ce qui est légal ou non. Plus précisément sur la question de la publicité, Emmanuel Maurel tâche de mettre un terme à la publicité ciblée basée sur le recueil des données. Pour cela, un amendement a été déposé pour l’interdiction de la publicité ciblée en général, en considérant que tout le monde travaille gratuitement pour les plateformes, puisque nos données sont utilisées à la fois pour être vendues à d’autres boites, ou bien pour de la publicité. Cet amendement n’a pas abouti, mais deux victoires sont à souligner : celle de l’interdiction de la publicité ciblée pour les mineurs, et celle de l’interdiction de la publicité ciblée fondée sur des données sensibles (orientation sexuelle, appartenance culturelle…). L’interdiction généralisée n’a pas abouti car en face, il y a des groupes et des intérêts : les GAFAM ont dépensé 97 millions d’euros de lobbying au Parlement européen sur l’année qui vient de s’écouler. Leur principal argument étant que la fin de la publicité engendrerait une baisse de marges de manœuvre, donc de bénéfices, donc d’emplois… Plusieurs autres résolutions ont été déposées au Parlement par Emmanuel Maurel sur la question de la publicité, à la fois dans l’espace public et dans l’espace tout court (des entreprises souhaitent projeter de la publicité via des satellites !). Finalement, l’eurodéputé essaye de contenir, dans tous les espaces possibles, l’emprise de la société de marché.

Dominique Bertinotti – Pour un droit à la non-connexion administrative et pour un droit à la protection de l’attention 

Dominique Bertinotti prend la parole ensuite en citant André Gorz, qui posait déjà à la fin du 20ème siècle la question suivante : « pourquoi n’en avons-nous jamais assez ? » et qui répondait : « parce que la production de besoins artificiels est consubstantielle au capitalisme ». Ainsi selon la vice-présidente de Génération Écologie, toute opposition au numérique ne peut être comprise que si l’on repose les fondements de notre société, de ce pourquoi on produit, et de ce pourquoi on consomme toujours plus. Sinon, on risque de reporter le propos sur le rôle de l’individu, sans jamais analyser le fond de ce qu’il se passe. Dans le milieu écologiste, le numérique soulève deux impératifs : 1) un impératif de sobriété face au poids croissant du numérique 2) la mise en place d’initiative démocratique en matière de réflexion sur le numérique (à quoi il sert, quel numérique voulons-nous ?). Or l’exemple de la Convention Citoyenne pour le Climat et du rejet de la plupart des propositions, notamment celles concernant le numérique, montre à quel point le citoyen n’est pas écouté. Il y a eu des opportunités, notamment portées par Delphine Batho pendant cette mandature qui ont toutes été ignorées : l’amendement pour préserver l’espace public des écrans publicitaires numériques, ou bien la charte des droits du numérique devant être intégré à la constitution. 

L’enjeu est donc pour le citoyen de redevenir maître des questions sur le numérique, c’est pourquoi Dominique Bertinotti se positionne sur la proposition portant sur la nécessité de pouvoir exercer ses droits, et notamment sur le droit à la non-connexion administrative (pour pouvoir avoir la liberté d’avoir recours au numérique ou pas) et sur le droit à la protection de l’attention (une idée, selon elle, novatrice et importante à discuter). Seule une convention citoyenne du numérique permettrait de poser dans un cahier des charges les questions fondamentales et permettrait d’y répondre. Si les citoyens sont mieux informés des enjeux du numérique, ils pourront retrouver la maitrise d’un outil qu’ils ne maitrisent plus et qui répond à l’injonction du toujours plus vite, toujours plus efficace, grandement remise en question par les écologistes. 

Nelly Garnier – Pour un droit à la protection de l’attention

Nelly Garnier soutient la proposition relative au droit à la protection de l’attention, conformément au programme porté par la candidate qu’elle soutient, Valérie Pécresse. Dirigeant un laboratoire d’étude d’opinion dans une grande agence de communication et des médias, le modèle de la publicité n’est pas inconnu à la Conseillère de Paris. Toutes les grandes plateformes fonctionnent sur le principe du « quand un service est gratuit, c’est que c’est vous le produit » ; le produit étant massivement notre attention. Bien que Nelly Garnier ne soit pas antipublicité par principe, elle estime problématique que le produit soit l’attention des enfants. Elle a piloté le groupe de travail numérique pour le programme de Valérie Pécresse et a tenu à mettre une loi de protection de l’enfance qui aille au-delà de l’information et qui porte sur le design des plateformes, afin de les forcer à utiliser des designs moins addictifs. Il est crucial de reconnaître le monde numérique tel qu’il est conçu comme un produit addictif, de la même manière que le sucre, le gras, le tabac, les jeux en ligne, afin de pouvoir mettre en place une politique de prévention. Le modèle qu’elle défend est le Children’s Code mis en place en Grande Bretagne, qui permet la limitation des phénomènes d’addiction par défaut. Par exemple, sont installés par défaut l’interdiction de l’enchainement des vidéos, l’interdiction de notifications à partir d’une certaine heure, l’interdiction des techniques de nudge,… Tout ça pour limiter le « bad design ». Étant mère de famille, elle comprend la difficulté à tenir les enfants à l’écart de ces plateformes ; l’usage s’est massifié et au-delà de la pédagogie des parents, il faut s’inspirer des règles du Royaume-Uni qui essayent de forcer les plateformes à concevoir des designs qui soient le moins consommateur de données inutiles et essayer de limiter les pratiques dont on sait qu’elles sont addictives. 

Après ces premières prises de parole et au regard des réponses apportées, Juliette Rohde constate non sans étonnement que les cinq intervenants, pourtant de couleurs politiques distinctes, semblent tous être d’accord ! La question qu’elle pose est donc la suivante : à votre avis, sur quoi vos familles politiques ne sont-elles pas d’accord sur ces enjeux liés au numérique ?  

Pour Dominique Bertinotti, les lignes de fractures sont d’une part le rapport au productivisme et à la croissance, d’autre part la capacité à mettre en débat et à faire entrer de la codécision dans ces questions-là. Dans le milieu écologiste, l’idée est qu’il faut rompre avec ce productivisme et ce consumérisme qui est absolument destructeur de l’humanité.

Pour Maxime des Gayets, le sujet mérite d’être posé en tant que le numérique est aujourd’hui dans les mains du capitalisme. : la question du rapport au numérique comme technologie n’est pas problématique en soi pour le Parti Socialiste, mais elle pose de manière encore plus intense qu’avant la question du capitalisme et de la place du marché.

Juliette Rohde interroge les intervenants finalement sur la place des forces d’inerties à l’œuvre : contre quoi se bat-on quand on veut avancer sur la question du numérique ? Est-ce que les forces d’inerties sont en soi-même, au sein d’une famille politique ou dans la force du lobbying ?

Pour Emmanuel Maurel, le combat a lieu contre les forces du capital. Il rappelle que, comme l’ont démontré les travaux d’Hartmut Rosa, le capitalisme récupère immédiatement une innovation technologique pour aller vers un but précis : l’accumulation du capital. Pour lutter, la régulation seule ne suffit pas, il faut avoir des outils pour démanteler, collectiviser voire même déconnecter. Aujourd’hui la technologie est happée par le capital et les intérêts privés, c’est pourquoi les citoyens n’ont pas leur mot à dire. Là-dessus, il rejoint les écologistes : les questions du productivisme et de l’extractivisme sont problématiques. Le numérique entrave la transition écologique, il faut donc s’organiser politiquement pour résister à cette société de marché. 

Nelly Garnier soulève quant à elle le problème de l’illectronisme qui concerne également les régulateurs et les législateurs qui souvent ne comprennent pas les enjeux du numérique. L’enjeu de connaissance et d’information concerne donc les citoyens aussi bien que les décideurs. 


Cette 3ème table ronde a réuni :

Bénédicte Pételle est députée des Hauts-de-Seine et accompagnatrice de Caroline Janvier pour la proposition de loi pour une politique de prévention à la surexposition des enfants aux écrans.

Dominique Bertinotti est vice-présidente de Génération Écologie, membre du Conseil politique de Yannick Jadot et ancienne ministre déléguée à la famille sous François Hollande.

Nelly Garnier est élue Les Républicains, Conseillère de Paris, conseillère régionale, déléguée spéciale à la Smart Région et directrice de l’observatoire des crises nouvelles de Havas Paris. Elle est l’auteure de La Démocratie du like paru en janvier 2022 aux Editions Bouquins.

Maxime des Gayets est conseiller régional Ile-de-France PS, secrétaire national au Parti Socialiste en charge de la prospective et de le transition numérique, expert associé à la fondation Jean Jaurès et a écrit un essai intitulé « La grande dépossession, pour une éthique numérique européenne »

Emmanuel Maurel est député européen depuis juillet 2014. Réélu en 2019 pour un second mandat au sein du groupe La Gauche au parlement européen (GUE). Il est membre des commissions Commerce international, Affaires étrangères, Affaires juridiques et Intelligence Artificielle. Il a été entre 2010 et 2014 vice-président du Conseil régional d’Île-de-France, en charge des Affaires internationales, puis de la formation professionnelle, de l’apprentissage, de l’alternance et de l’emploi